- Camille Bourgeois
À quand un projet de loi Bon emploi ?
On serait presque passé à côté, au vu de l’agenda social très dense des dernières semaines. Mercredi dernier, dans le sillage de l’adoption du projet de loi Plein emploi à l’Assemblée nationale et à la veille de la Conférence sociale sur les bas salaires, le Haut-Commissariat au Plan publiait son rapport sur la “grande transformation du travail”, traitant des évolutions du sens du travail entre 1985 et aujourd’hui. Une intéressante et nécessaire invitation à se décentrer d’une logique d’emploi à tout prix, pour interroger en profondeur le rapport des Français au travail et ses évolutions au cours des 30 dernières années.
Dans la lignée des récentes publications sur le sujet (à l’image de la passionnante étude de l’Institut Jean-Jaurès*), l’analyse livrée dans ce rapport ne se limite pas à interroger la seule fonction rémunératrice du travail mais prend également en compte la “recherche de sens” des salariés. Dans les deux cas, le constat est le même : « Nombre des repères qui rendaient le travail désirable et attrayant paraissent se fragiliser et se précariser ».
"Nombre des repères qui rendaient le travail désirable et attrayant paraissent se fragiliser et se précariser"
Le point de départ du rapport du Haut-Commissaire et maire de Pau, François Bayrou, est simple : le travail s’est très largement intensifié en France depuis les années 1980. Si les origines de cette intensification sont principalement liées à l’ouverture à la concurrence étrangère, ses conséquences elles, prennent des formes variées. Un exemple qui devrait parler à la majorité des salariés français - plus exactement à 52% d’entre eux - : la France est actuellement le pays européen où les actifs sont les plus soumis au stress au travail. Une hausse de régime qui s’illustre également par un sentiment de répétitivité et un manque de reconnaissance. Le décalage est frappant par rapport à nos voisins européens : seuls 56% des Français estiment leur travail reconnu à sa juste valeur, contre plus de 75% en Allemagne.
"La France est actuellement le pays européen où les actifs sont les plus soumis au stress au travail"
Le portrait est tout aussi noir du côté de la stabilité de l’emploi et de la rémunération. Le rapport souligne une montée des emplois précaires passés de 5% à 14% entre 1985 et 2022, et affectant principalement les 15-24 ans. Côté rémunération, ce sont 44% des salariés français qui s’estiment insuffisamment payés par rapport au travail fourni, soit 20 points inférieurs à la moyenne de nos voisins allemands !
Un rapport plus que mitigé donc, soulignant un effritement de la relation tant traditionnelle qu’aspirationnelle des Français à leur travail. Le timing très politique de la publication de ce rapport invite à dépasser cette conclusion pour soulever deux interrogations : premièrement, est-ce souhaitable d’atteindre l’objectif de plein emploi poursuivi par le Gouvernement dans ces conditions dégradées ? Mais surtout, est-ce même possible ?
La mission de préfiguration de France Travail menée par Monsieur Thibaut Guilluy en avril 2023 soulignait la difficulté des entreprises - voire de secteurs entiers - à recruter le personnel nécessaire pour répondre à leurs besoins. Avec 1,7 million d'emplois créés depuis 2017, et 335 600 emplois vacants recensés par le Gouvernement au deuxième semestre 2023, il est indéniable que les opportunités existent. Manque de reconnaissance, recherche d’un sens du travail disparu, rémunération jugée insuffisante… La détérioration du rapport des Français au travail mise en avant dans le rapport du Haut Commissariat offre finalement une explication nouvelle au chômage que le Gouvernement s’efforce de combattre. Dans ces conditions, agir pour mettre fin à la crise du sens et de reconnaissance au travail apparaît comme une double urgence sociale : il s’agit non seulement de prendre en compte les attentes des salariés afin de leur redonner goût au travail, mais également de participer à réduire des déséquilibres sociétaux et économiques majeurs.
"La détérioration du rapport des Français au travail mise en avant dans le rapport du Haut Commissariat offre finalement une explication nouvelle au chômage que le Gouvernement s’efforce de combattre"
S’il ne s’agit pas des seuls efforts à mener pour rapprocher l’offre et la demande d’emplois, le diagnostic du Haut Commissariat incite à faire de la revalorisation des conditions de travail des Français l’un des points d’attention majeur du calendrier politique et législatif actuel, le bon emploi étant une condition indispensable du plein emploi.
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* « Plus rien ne sera jamais comme avant dans sa vie au travail », Institut Jean-Jaures, Juillet 2022. https://www.jean-jaures.org/publication/plus-rien-ne-sera-jamais-comme-avant-dans-sa-vie-au-travail/